Circulez ! Il n’y a rien à voir !

La perception de l’impact des rejets d‘eaux usées en milieu marin a longtemps été minimisée, voire ignorée, du fait des taux de dilution importants, subis par ces rejets lors de leur arrivée en mer. De plus, la théorie d’’auto-épuration’ de l’eau de mer, en expliquant une mortalité naturelle et rapide des micro-organismes des eaux résiduaires lors de leur rejet en mer, permettait d’envisager des rejets sans effet puisqu’ils ne pouvaient, selon Aubert (1970), affecter durablement la stabilité du milieu marin.

En outre, la quasi-absence d’impact direct ou des impacts limités, circonscrits au voisinage proche des points de rejet de stations d’épuration, se sont traduits par un certain désintérêt vis à vis de ce type d’aménagement. En effet, bien que les rejets issus de stations d’épuration entraînent (i) des modifications du régime rhéologique des masses d’eau au niveau du point de rejet, (ii) le déversement de substances diverses (i.e. nutriments, détergents, pesticides…), et (iii) un enrichissement en matière organique, qui peuvent constituer une menace réelle pour le milieu marin, la relation de causalité reste souvent difficile à démontrer, et ce, d’autant que la zone géographique affectée peut être étendue, et que chacun des facteurs, pris isolément, n’engendre pas d’impact visible. Ce n’est souvent que la conjonction de ces différents éléments qui, en augmentant la vulnérabilité des organismes, peut entraîner une perte de fonctionnalité des écosystèmes littoraux.

Ainsi, même si un rejet d’eau douce (par exemple un émissaire urbain) modifie, tout au moins à proximité du point de rejet, la salinité du milieu, cette diminution de salinité ne semble affecter significativement ni le milieu, ni les herbiers à Posidonia oceanica. L’espèce peut pourtant être considérée comme sténohaline et l’on observe un recul naturel des herbiers au niveau de l’embouchure des fleuves côtiers du littoral oriental de la Corse, par exemple (Pasqualini et al., 1999). De même, l’augmentation de la turbidité des eaux, qui en affectant la photosynthèse, peut provoquer une remontée de la position de la limite inférieure des herbiers de magnoliophytes (voir synthèse in Pérès & Picard, 1975; Pérès, 1984) n’apparaît souvent que comme un facteur aggravant, qui vient s’ajouter à d’autres perturbations, telles qu’un apport excessif en nutriments ou en substances toxiques. Si ces apports en excès, ne sont pas sans conséquence dans un milieu généralement considéré comme oligotrophe, les mortalités engendrées restent souvent limitées à une espèce cible et illustrent plus un cas particulier qu’une généralité (voir synthèse in Pergent-Martini & Pergent, 2000).

GIS POSIDONIE_30 ans au service de la protection et de la gestion du milieu marinFig. 1 : Débouché de l’émissaire de l’Arinella (Haute-Corse) en 1995 à 25 m de profondeur.

Les études d’impact pour une meilleure évaluation de l’incidence des aménagements

Il faut attendre le milieu des années 1970s et la mise en évidence d’une dégradation globale de la qualité de l’environnement marin pour que se mette en place des études ciblées sur la toxicité des détergents anioniques (Libes, 1986), des peintures antifouling (Augier et al., 1987) ou, plus tard, des embruns marins pollués (Garabetian et al., 1989). Plus largement, c’est à cette époque que la notion d’étude d’impact, apparue en 1970, aux Etats-Unis, dans la loi de protection de l’environnement (NEPA), va se propager au niveau international (PNUE-PAM-CAR/ASP, 2007). Cette notion apparaît, dès 1976, avec la loi relative à la protection de la nature (J.O. du 13 juillet), faisant de la France, le premier pays méditerranéen à adapter le concept nord-américain. Une étude d’impact est une démarche réglementaire qui vise à obtenir des informations sur l’environnement et à évaluer l’impact d’un aménagement avant sa réalisation, de manière à déterminer, en toute connaissance, si le projet doit effectivement être mené à son terme (UNEP, 1996). Les informations consistent en (i) une prédiction des changements éventuels de l’environnement suite à la réalisation de l’aménagement, et (ii) des avis sur la manière dont l’aménagement doit être réalisé, de façon à ce que les perturbations induites soient aussi réduites que possible (PNUE-PAM-CAR/ASP, 2007). C’est le décret du 12 octobre 1977 (Décret N°77-1141) qui définit les termes généraux de l’étude d’impact au niveau national et en précise le contenu au regard de l’importance des travaux envisagés et de leurs incidences prévisibles sur l’environnement. Au cours des années 1980s, cette procédure devient la règle et dès lors, le GIS Posidonie va se voir confier plusieurs études relatives aux rejets d’effluents urbains tant sur le littoral continental que sur le littoral Corse.

La station d’épuration de Marseille-Cortiou : un cas d’école

C’est en 1987, avec la mise en service de la station d’épuration de la ville de Marseille et le rejet des eaux traitées au niveau de la calanque de Cortiou qu’un pas significatif est franchi dans le suivi de ce type d’aménagement. En effet, l’étude du suivi du rejet de Marseille-Cortiou va constituer un cas d’école et ce pour plusieurs raisons. Le site d’abord, car il bénéficie depuis déjà plusieurs décennies de l’attention des chercheurs du Centre d’Océanologie de Marseille et du GIS Posidonie et que l’évolution des apports urbains comme de leur impact sur le milieu récepteur sont suivis et documentés depuis la fin du 19ème siècle. Ainsi, des reconstitutions sur la distribution des herbiers à Posidonia oceanica dans le secteur montrent qu’ils auraient régressés de 46 % entre le début du 20ème siècle et les années 1990s (de 471 ha à 263 ha en 1994 ; Arfi et al., 2000). En outre, au niveau de ce secteur, il semble qu’aucune autre cause de régression des herbiers ne puisse être avancée en dehors des rejets urbains (Boudouresque et al., 2006). La station d’épuration elle-même, puisque lors de sa mise en service en novembre 1987, il s’agit de la plus importante station d’épuration de type physico-chimique jamais construite en France (elle collecte les eaux usées de prés de 1 250 000 habitants et traite 360 000 m3.j-1) et sa conception (un aménagement totalement souterrain, enterré sous des infrastructures sportives) est particulièrement novatrice pour l’époque. Outre la réalisation d’un vaste état de référence, qui englobe l’ensemble des compartiments du milieu récepteur (colonne d’eau, substrats durs, substrats meubles, principaux peuplements benthiques), lors de la mise en service de la station d’épuration, un suivi pluriannuel de l’aménagement est prévu lors des dix premières années de son exploitation. Cet état de référence va permettre de suivre, pour la première fois en temps réel, la réponse du milieu marin suite à une amélioration des conditions du milieu et va offrir l’opportunité de répondre à des questions majeures en termes de conservation, telles que : un milieu fortement dégradé et impacté depuis des décennies, peut-il récupérer suite à une diminution à la source des apports contaminants, et une limitation à 18 t.j-1 des rejets de matières en suspension (Bertrandy, 1990) et si oui, en combien de temps ? L’expérience montre que la récupération est possible même si elle s’inscrit dans des pas de temps différents en fonction des compartiments étudiés. Ainsi, dès 1993, on note une restauration progressive des peuplements, qui sont plus diversifiés et surtout une récupération des fonds de – 40 m avec la réinstallation d’espèces, comme Pecten jacobeus, qui avaient disparu depuis 20 ans. En 1996, on observe des phénomènes de recolonisation localisée de l’herbier à Posidonia oceanica au niveau du Plateau des Chèvres et, en 1997, la zone polluée, qui occupait une superficie de 2 km² en 1987, s’est réduite et ne représente plus qu’une surface de 0.1 km², à partir du débouché de l’émissaire. En 2000, une diminution de la turbidité est notée ainsi qu’une baisse de la sédimentation et de l’envasement des peuplements sur l’ensemble du secteur, témoignant de la récupération de la zone, même si l’équilibre du secteur reste précaire et qu’il n’a pas encore retrouvé un état comparable à celui qu’il avait avant le début des rejets (Arfi et al., 2000).

Des acquis qui restent à consolider

Ces signes encourageants d’arrêt de dégradation du milieu marin, suite à la mise en place de systèmes d’épuration performants des eaux usées, ont également été observés depuis, dans d’autres sites comme la rade de Giens (Charbonnel et al., 1997). Ces résultats se sont traduits par une amélioration des systèmes de collecte et de traitement des eaux usées. Ainsi ce sont plus de 2 500 stations d’épuration qui ont été mises en place au niveau des régions de la façade méditerranéenne française (Eider, 2004) et aujourd’hui plus de la moitié du réseau d’égouts national bénéficie d’un système séparatif (eaux pluviales/eaux usées) permettant une meilleure optimisation des stations d’épurations existantes (PNUE-PAM- Plan Bleu, 2009).

En outre, ces études ont également permis de mieux cerner l’impact des rejets urbains sur le milieu marin en général, et sur les herbiers à Posidonia oceanica en particulier, et de proposer des mesures pour en minimiser les effets négatifs. Ainsi, au regard des pressions exercées sur ces formations majeures, plus aucun émissaire ne devrait déboucher dans un herbier à Posidonia oceanica et une distance minimale devrait être prévue entre le point de rejet et les herbiers les plus proches lors de la construction de nouvelles installations (Boudouresque et al., 2006). Enfin les procédures d’études d’impact se sont renforcées et multipliées, puisqu’elles concernent la quasi-totalité des états du bassin méditerranéen (PNUE-PAM-CAR/ASP, 2007), mais la situation en ce qui concerne le niveau de traitement des effluents urbains reste très inégale, avec un taux d’eaux usées collectées et traitées par un système d’assainissement public variant de 7 % à 90 % à l’échelon méditerranéen (PNUE-PAM- Plan Bleu, 2009), situation qui peut et doit, donc, être améliorée.

Références

Arfi R., Arnoux A., Bellan-Santini D., Bellan G., Bourcier M., Laubier L., Pergent-Martini C., Dukan S., Durbec J.P., Marinopoulos J., Millot C., Moutin T., Patriti G., Petrenko A., 2000. Cortiou, évolution d’un site marin soumis à un rejet urbain. Synthèse bibliographique 1960-2000. Rapp. COM & Ville de Marseille, COM publ.: 1-38.
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Charbonnel E., Bernard G., Gravez V., Bonhomme P., Francour P., Boudouresque C.F., 1997. Surveillance de l’herbier à Posidonia oceanica du golfe de Giens (var-France). Rapport du troisième suivi. Contrat Syndicat intercommunal Hyères-Carqueiranne pour l’assainissement de la baie de Giens & GIS Posidonie, GIS Posidonie publ.,: 1-98.
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Pasqualini V., Pergent-Martini C., Pergent G., 1999. Environmental impacts identification along corsican coasts (Mediterranean Sea) using image processing. Aquatic Botany, 65: 311-320.
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UNEP, 1996. Environmental Impact assessment : issues, trends and practice. Scott Wilson Resource Consultants & UNEP International Working group on EIA, UNEP publ.: 96 p.

Auteur : Christine Pergent-Martini