Les récifs artificiels font beaucoup parler, il y a sans doute ce fantasme de vouloir ‘recréer’ la nature, de jouer avec des Lego® géants pour imaginer et construire des maisons à poissons. C’est pourtant une vieille idée, puisque dès 1897 Antoine-Fortuné Marion, le fondateur de la célèbre Station Marine d’Endoume à Marseille, proposait d’immerger des enrochements « pour y jouer le rôle de collecteurs, augmentant la faune et la flore par des surfaces nouvelles de fixation, pour y servir d’abri à des espèces comestibles…». Un visionnaire pour l’époque, car il aura fallu attendre 110 ans pour que, le 25 octobre 2007, les premières pierres de l’édifice soient enfin posées dans la baie du Prado, pour le chantier du plus grand récif de Méditerranée.

Des récifs artificiels, pour quoi faire ?

Face aux pressions constantes exercées par les activités humaines sur le littoral et aux dégradations de l’environnement marin et de ses ressources, les récifs artificiels représentent un des outils de gestion de la bande côtière et des ressources littorales les plus performants, après la mise en place d’aires marines protégées. Un récif artificiel peut se définir comme une structure immergée volontairement dans le but de créer, protéger ou restaurer un écosystème. Les récifs, qui imitent les caractéristiques des zones rocheuses naturelles, peuvent induire chez les animaux des réponses d’attraction, de
concentration, de protection et de production, avec une augmentation de la biomasse, du nombre d’espèces et de la reproduction de certaines espèces. Ils fonctionnent à la manière de mini-réserves, avec un ‘effet refuge’ observé, mais souvent amplifié car les récifs peuvent être plus performants que les habitats naturels, quand ils offrent une grande diversité d’habitats anfractueux. Les aménagements en récifs artificiels répondent autant à un objectif environnemental que socio-économique, avec un soutien attendu à la pêche artisanale. Bien souvent, ce sont d’ailleurs les pêcheurs professionnels, qui sont à l’initiative des projets. On distingue généralement trois grandes catégories de récifs artificiels :

(i) les récifs de ‘production’, véritables ‘maisons à poissons’, créateurs de biodiversité et de biomasse. Ces récifs visent un accroissement des ressources en vue d’une exploitation par la pêche ;

(ii) les récifs de ‘protection’. Différents types de structures ont été imaginés pour réduire les nuisances liées au chalutage illégal dans la bande côtière des 3 milles nautiques (5 556 m). Le principe de base est de constituer des obstacles physiques aux chaluts, par une action mécanique d’accroche, en disposant les modules un à un en ligne, afin d’occuper le maximum d’espace et de former une véritable barrière contre les chalutiers ;

(iii) les récifs ‘paysagers’, ayant un objectif plus récréatif et ludique pour la plongée sous-marine, tels que les ‘jardins d’épaves’. Ce type de récifs, encore en gestation, est certainement amené à se développer dans les années à venir sur le littoral, compte tenu de leur vocation touristique.

Les récifs et le GIS Posidonie, une histoire de pionniers

Les aménagements en récifs artificiels concernent une quarantaine de pays, dont les leaders sont le Japon et les USA. En France, les premières immersions débutent dès 1968, mais ne sont que des tentatives organisées à l’échelon local, sans concertation préalable et réalisées avec des matériaux de rebuts, souvent mal adaptés (par exemple, 400 m3 de carcasses de voitures à Palavas, 20 000 pneumatiques à Golfe-Juan). Le premier récif expérimental est conçu et immergé par Alexandre Meinesz en 1972 à Beaulieu-sur-mer. Patiemment, il assemble sous l’eau des dalles de jardin en calcaire pour créer une rague à sars de 10 m de long contre un tombant de matte à 8 m de profondeur. ‘Sir Alex’ récidivera plus tard avec son récif ‘Thalamé’. Au début des années 1980s, des récifs alvéolaires faits de briques et parpaings sont immergés dans les réserves de pêche du Parc Marin de la Côte Bleue et des Alpes-Maritimes. Hormis ces réalisations pionnières , il faut attendre 1985 pour que les pouvoirs publics français décident  d’organiser une véritable action nationale concertée, avec 35 000 m3 de récifs s’intégrant dans un programme de gestion de l’espace littoral et dans une stratégie de développement de la bande côtière.

A cette époque, la Station Marine d’Endoume, précurseur en la matière, impulse les premières recherches avec la thèse de Capucine Duval sur la colonisation de petites structures complexes par le benthos (1983), puis celle de Denis Ody (1987) sur les poissons des récifs artificiels de la Côte Bleue, thèses encadrées par Jean-Georges Harmelin (Fig.1) et Denise Bellan-Santini. Le GIS Posidonie participe aux suivis scientifiques des récifs artificiels dès 1985 et les contrats d’études conduisent les palmipèdes compteurs de poissons depuis l’Italie (Spotorno, Vintimille, 1990) et les Alpes-Maritimes (18 récifs sur 3 sites suivis entre 1987 et 1989, puis entre 1998 et 2000) aux rivages de la Camargue (Beauduc, 1991), de la Côte Bleue (suivi de 9 récifs en 1993 et de 18 récifs sur 5 sites en 2000) et du Languedoc (Agde et Marseillan, 12 récifs suivis en 1996-1997). Mais compter les poissons n’est pas une fin en soi et les membres de l’équipe permanente du GIS Posidonie (Patrice Francour et Eric Charbonnel, Fig.2) représentent également la France dans le réseau européen de recherche sur les récifs (EARRN) entre 1996 et 1998 et participent également à la conception de plusieurs types de récifs.

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Fig. 1 : De gauche à droite : Patrice Francour, Eric Charbonnel et Jean-Georges Harmelin, dont les travaux ont largement contribué à la connaissance du fonctionnement des récifs artificiels en Méditerranée.

A Port-Cros, le GIS Posidonie, aidé par Denis Ody, étudie les effets de la complexification de l’architecture des 2 récifs de La Palud durant 2 phases en ajoutant d’abord des dalles et des parpaings en 1988, puis, en 1997, des matériaux de petites mailles sur le récif à 15 m de profondeur. La structure tridimensionnelle de l’autre récif plus profond (-35 m) est aussi modifiée en y installant un réseau de filières et de cordages sur une hauteur de 16 m (Fig. 2). Dans un ballet aquatique étrange, Jo Harmelin, Denis Ody, Laurence Le Diréach et Eric Charbonnel façonnent un récif plus attractif que les cubes d’origine. La modification du design entraîne une augmentation des ressources trophiques disponibles et des abris disponibles et ainsi, une diversification des peuplements de poissons. Les filières permettent également au récif de travailler sur toute la colonne d’eau, des espèces de pleine eau, planctonophages, servant de poisson fourrage, aux carnivores erratiques.

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Fig. 2 : Récif expérimental de la baie de La Palud à Port-Cros à 15 m caractérisé par des filières (gros plan à droite) soutenues par des bouées au-dessus du récif artificiel.

Comment concevoir un récif efficace ?

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Fig. 3 : Modules des récifs de la baie du Prado avant immersion.

Le point d’orgue de l’aventure récifs arrive avec la conception et le suivi des récifs de la baie du Prado à Marseille, le plus vaste programme jamais réalisé en Méditerranée, avec 27 300 m3 de matériaux déployés sur 210 ha pour un budget global de 6 millions d’euros (Fig. 3). L’idée de départ est que pour être efficace, un récif doit copier au mieux les habitats naturels les plus productifs. Comme la nature aime le désordre, un agencement complexe et hétérogène doit favoriser une multiplicité de cavités, d’habitats et d’abris de tailles variées, donc l’installation d’un peuplement de poissons le plus diversifié possible. Cette démarche d’imitation de la nature est logique, les récifs devant copier le plus possible les habitats naturels performants. L’élément clef de la réussite biologique d’un récif artificiel, c’est à la fois la complexité de son architecture et son urbanisme : la façon dont sont agencés entre eux les modules. Les matériaux, les formes, les dimensions, l’architecture et la disposition des récifs sur le fond jouent un rôle prépondérant sur l’efficacité écologique et la pérennité de l’aménagement. La notion de discontinuité horizontale et verticale est importante dans l’agencement des récifs : discontinuité dans les hauteurs, dans les tailles, dans les volumes, dans la variété des types de récifs et leur forme, dans l’agencement et l’espacement horizontal entre récifs. Suite à une étude de faisabilité du GIS Posidonie réalisée en 1999, la ville de Marseille délègue la maitrise d’œuvre au bureau d’étude BRL Ingénierie, qui s’associe au GIS Posidonie en 2003 pour une aventure de plus de 3 ans, afin de concevoir les différents récifs, de proposer leur agencement, dans la baie et entre eux, et de réaliser les divers dossiers techniques et administratifs. Formidable expérience que de concevoir de nouveaux types de récifs, en essayant de se mettre dans la peau d’un poisson ! Une des originalités du projet consiste à agencer les différents récifs en les regroupant en ‘hameaux’ puis en ‘villages’ (concept d’urbanisation diffuse). Ces six ‘villages’, de forme triangulaire sont reliés entre eux par des ‘liaisons fonctionnelles’, véritables corridors biologiques permettant aux poissons de passer d’un récif à l’autre. Six types de modules de forme, taille, volume et matériaux différents sont spécialement conçus pour l’opération. Plusieurs types de matériaux de garnissage y sont ajoutés (pochons d’huîtres, éléments fins tels que parpaings et pots à poulpes, filières flottantes immergées), afin d’optimiser les récifs en les complexifiant pour créer du “chaos organisé”. Des amas d’enrochements (blocs de carrière de tailles variables) et des filières hautes complètent le dispositif (Fig. 4).

Au final, les récifs Prado ne sont sans doute pas le récif idéal sur le plan écologique, car de nombreux compromis et ajustements sont nécessaires, en raison des contraintes économiques, législatives, environnementales et sociales. Mais c’est une réelle réussite, grâce à une vaste concertation associant des acteurs et des compétences très variés. Les récifs artificiels agissent d’ailleurs en catalyseur d’idées, car ils font rêver et permettent de rassembler autour d’un projet fédérateur des acteurs venus d’horizons très différents (institutionnels, élus, pêcheurs, usagers de la mer, ingénieurs du BTP, bureaux d’études, scientifiques, etc.) pour la co-construction d’un récif adapté. Les récifs conjuguent aussi l’art et la science, celle basée sur l’observation des espèces pour leur offrir le gîte et le couvert et des niches adaptées. L’histoire du GIS Posidonie et des récifs artificiels se poursuit encore aujourd’hui dans la baie du Prado, avec l’obtention du marché de suivi pendant 5 ans. Depuis 2009, les plongeurs/compteurs/photographes arpentent les fonds aménagés et mesurent l’effet de ces cités sous-marines sur la reconquête de la biodiversité.

Les récifs artificiels : un outil d’avenir ?

Les récifs artificiels, tout comme les aires marines protégées (AMP), constituent des outils de gestion performants pouvant concerner à la fois :

(i) les usages (partage de l’espace et de la ressource entre les métiers de la pêche (récifs antichalutage), récifs à vocation récréative, plongée (épaves et récifs paysagers) ;

(ii) l’aspect halieutique (augmentation attendue des ressources exploitables et soutien à la pêche professionnelle artisanale locale aux petits métiers) ;

(iii) l’aspect écologique (protection d’habitats et d’espèces vulnérables, outils d’aide aux AMP, restauration de milieux dégradés, diversification de substrats naturellement pauvres). Au total, les récifs artificiels peuvent constituer une réponse possible aux nombreux problèmes concernant les ressources vivantes côtières, comme certaines surpêches et dégradations des écosystèmes et des habitats. Les récifs représentent un bon outil pour la gestion des ressources et peuvent contribuer au maintien des pêcheries et des pêcheurs, comme dans le Parc Marin de la Côte Bleue. Néanmoins, les récifs ne sont pas des ‘fontaines à poissons’, ni un remède miracle. Ils ne constituent qu’une facette d’une gestion globale et durable, qui doit prendre en compte toutes les phases de vie des espèces exploitées, en particulier les zones de frayères et de nurseries.

Au même titre que les AMP, les récifs artificiels sont des outils adaptés dans le contexte actuel de changement de la politique commune des pêches (PCP) en Europe, qui vise un développement durable de l’activité en respectant la ressource et les écosystèmes, en particulier l’intégrité des habitats, condition sine qua non au maintien des ressources. ‘Aménager la mer tout en la ménageant’ pourrait constituer le challenge des prochaines années.

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Fig. 4 . Récif filière dans la baie du Prado à Marseille

Auteur : Eric Charbonnel

Retrouvez cette article dans l’ouvrage du GIS Posidonie “Plus de 30 ans au service de la protection et de la gestion du milieu marin“.