Un peu d’histoire

L’histoire de la posidonie Posidonia oceanica commence  longtemps avant la création du Parc national de Port-Cros, puis du GIS Posidonie, ce qui n’étonnera personne.

Son nom, tout d’abord. C’est le naturaliste  suédois  Linnaeus,  le ‘père’ de la nomenclature binomiale moderne, qui la baptise (sous le nom initial de Zostera oceanica), au milieu du 18ème siècle. Pourquoi ‘oceanica’ ? Chacun sait aujourd’hui que la posidonie  est une endémique méditerranéenne, et donc qu’elle est totalement absente de ‘l’océan’. En fait, on se déplaçait peu à l’époque de Linnaeus ; le grand naturaliste travaillait surtout sur des spécimens qui lui étaient envoyés par ses correspondants  d’outre-Suède. Sans doute a-t-il mélangé deux envois, et cru que la planche d’herbier venait de ‘l’océan’ (peut-être Biarritz ou le golfe de Gascogne), nom qui désignait alors l’océan Atlantique. Quoi qu’il en soit, l’une des règles de base qui régissent la nomenclature  est celle de l’antériorité : le nom légitime d’une espèce est le plus ancien nom qui lui a été attribué (sauf homonymies). Un nom mal choisi ne peut pas être invalidé sous le prétexte qu’il est mal choisi. Après tout, il en va de même des noms de famille que nous portons. Nous connaissons des Lepetit qui ne sont pas petits et des Legrand qui sont petits. Et c’est ainsi que Posidonia oceanica porte le nom d’un océan dont elle est absente.

L’histoire  moderne de la posidonie  commence  avec Roger Molinier et Jacques Picard. Le premier  vient d’être nommé assistant à la Faculté  des Sciences de Marseille. Le second également,  mais il est affecté à la Station marine d’Endoume, dirigée par le professeur  Jean- Marie Pérès. Ensemble, à la nage et en plongée,  ils parcourent  les côtes françaises et ne s’intéressent  pas seulement à la posidonie,  mais aux herbiers qu’elle  édifie. Ensemble, ils publient en 1952 l’un des ouvrages fondateurs de  l’océanographie méditerranéenne (Recherches  sur les herbiers de phanérogames marines du littoral méditerranéen français) (Fig. 1 et 2). Roger Molinier et Jacques Picard comprennent  le rôle fondamental que jouent les herbiers de posidonies en Méditerranée,  bien  que ce soient parfois de simples intuitions ; en particulier l’édification  de la matte (et donc le piégeage  de carbone) et l’édification  des récifs-barrières (dont celui de la baie de Port-Cros).

Picard_MolinierFig. 1 : Jacques Picard (à gauche) et Roger Molinier (à droite).

Au secours  ! L’herbier  recule !

Les recherches concernant les herbiers de posidonie, l’un des habitats dominants des rivages méditerranéens,  n’ont jamais cessé, en particulier en France. On peut citer par exemple les thèses de Michel Ledoyer et de Jean-Georges Harmelin. Le déclic vient du rapprochement de deux constats : (i) L’herbier joue un rôle essentiel dans le fonctionnement des systèmes littoraux (même si ce rôle n’est pas démontré à l’époque) ; et (ii) l’herbier régresse de façon dramatique. Cette régression est perçue d’autant plus fortement qu’elle concerne les alentours des grandes villes méditer-ranéennes,  où sont localisés les principaux laboratoires de biologie marine : Alger (Algérie), Barcelone (Catalogne), Gènes et Naples (Italie) et Marseille (France).

 Mais pourquoi l’herbier de posidonie régresse-t-il ? Dans les années 1970s, le grand public découvre le  concept de pollution,  et  la  pollution  constitue   une explication  logique  et probablement  réaliste. Mais en fait, on sait peu de choses sur l’herbier à Posidonia oceanica, et donc sur les mécanismes  de sa régression. Roger Molinier, devenu professeur à la Faculté des Sciences de Marseille, lance ses assistants sur la piste : Henry Augier, Alain Crouzet, Liliane et Max Pellegrini, Claude Zevaco et moi-même.

Il faut sauver le soldat Posidonia

Les évènements s’accélèrent. Il est difficile de préciser une chronologie et de déterminer  les relations de cause à effet. Dans un contexte de connaissances donné, des idées émergent naturellement, et il est difficile de déterminer celui ou ceux qui ont été les premiers à les exprimer. A la  fin  des années  1970s, le  CNEXO  (ancêtre  de l’IFREMER)  commande une synthèse bibliographique sur Posidonia oceanica. Le Ministère de l’Environnement sollicite le Parc national de Port-Cros, la Station marine d’Endoume (aujourd’hui MIO et IMBE) et le CNEXO pour qu’ils proposent des programmes de recherche susceptibles  de répondre aux questions qui se posent. Le Parc national de Port-Cros constitue  le principal  site  atelier des programmes proposés.

La trilogie (i) science, (ii) décideurs et gestionnaires, (iii) grand public, qui nous est aujourd’hui familière, se met en place de façon informelle.  Concernant  la posidonie,  il faut sensibiliser le grand public. Le Parc national de Port-Cros (sous l’impulsion de son directeur, André Manche) et le Parc naturel régional de Corse (directeur  : Michel Leenhardt)  publient un ouvrage de vulgarisation intitulé ‘Découverte de l’herbier de posidonie’ (Boudouresque C.F et Meinesz A., 1982). Cet ouvrage aura un très grand retentissement. Concernant le milieu scientifique, l’idée d’un séminaire international se fait jour (voir plus bas). Concernant la gestion des programmes scientifiques, c’est plus compliqué.

 Afin de contourner  la compétition  entre les laboratoires,  d’optimiser les financements  venant de diverses origines (Europe, Ministères, régions, etc.), d’éviter les redondances et d’être certain que tous les points  nécessaires à la cohérence  d’ensemble  soient  traités,  le Ministère  de l’environnement propose la création d’un GIS (Groupement d’intérêt Scientifique). C’est l’origine du GIS Posidonie,  porté sur les fonts baptismaux par le Parc national de Port-Cros et par le CNEXO (Olivier et Jeudy de Grissac, ce volume, pp : 15-21). La coédition (avec le Parc national de Port-Cros et le Parc naturel régional de Corse),  en 1982, de l’ouvrage  ‘Découverte  de l’herbier de posidonie’ constitue la première apparition publique du GIS Posidonie.

1983 : le séminaire fondateur

La première tâche du tout nouveau GIS Posidonie est d’organiser un séminaire international sur les herbiers à Posidonia oceanica, dont les actes seront publiés en 1984 (Fig. 2). Ce séminaire se tient du 12 au 15 Octobre 1983 à Porquerolles, île dont la gestion a été confiée au Parc national de Port-Cros. Ce colloque est un grand succès. Il réunit plusieurs centaines de participants, venus de tous les pays riverains de la Méditerranée (Espagne, France, Italie, Grèce, Turquie, Liban, Tunisie, Algérie, etc.) et au-delà (e.g. Autriche et Belgique). Plus de 50 communications scientifiques y sont présentées, qui constituent un premier bilan des connaissances sur les herbiers à Posidonia oceanica, depuis la géologie jusqu’à la gestion, en passant par l’écologie, la physiologie, la flore et la faune accompagnatrices.

 Un point important est la participation active au séminaire de Porquerolles de représentants des administrations en charge de l’environnement (France, Espagne, Italie), de représentants des régions et des villes, et enfin de nombreux journalistes. Cela assure à l’évènement une couverture médiatique impressionnante.

Posidonia_Institut oceanographique_WorkshopFig. 2 : A gauche. La publication fondatrice de Roger Molinier et Jacques Picard (Molinier R., Picard J., 1952. Recherches sur les herbiers de phanérogames marines du littoral mé­di­terranéen français. Ann. Inst. océanogr., 27 (3) : 157-234). A droite.  International workshop on Posidonia oceanica beds. Boudouresque C.F., Jeudy de Grissac A., Olivier J. (édit.), GIS Posidonie publ. : i-xxiii +1-454.

La protection de l’environnement peut être imposée d’en haut (top-down). C’est ce qui a eu cours de la fin du 19ième siècle jusqu’aux années 1960s. Mais ce n’est déjà plus le cas dans les années 1980s. L’adhésion du public est devenue indispensable.

 C’est de l’édition de ‘Découverte de l’herbier de posidonie’ par le Parc national de Port-Cros, en 1982, puis du séminaire de Porquerolles, en 1983, que date l’intérêt du grand public pour la posidonie. Des dizaines de brochures, dans toutes les langues du bassin méditerranéen, parlent de la posidonie. Les professeurs en parlent dans les écoles primaires et secondaires. La presse régionale et nationale consacre des articles à la posidonie et aux herbiers. La télévision en parle ! La posidonie devient un thème populaire, comme en témoignent les ‘micro-trottoir’ de l’époque, que ce soit à Barcelone, à Marseille ou à Gènes : la majorité des passants, surtout les jeunes, ont entendu parler de la posidonie, parfois même savent pourquoi elle est importante.

 Mais pourquoi les herbiers de posidonie sont-ils si importants ? (Fig. 3) 1. Leur énorme production primaire en fait une source de nourriture majeure pour le réseau trophique. 2. L’herbier est une frayère (lieu de ponte) et une nurserie pour de nombreuses espèces, en particulier pour des espèces d’intérêt économique. 3. L’herbier exporte des feuilles mortes vers d’autres écosystèmes, dans le médiolittoral, l’infralittoral, le circalittoral et le bathyal, où elles seront à la base du réseau trophique. 4. L’herbier atténue la force des vagues et des houles, et contribue ainsi à protéger les plages de l’érosion. 5. Les feuilles mortes, sur les plages, les protègent contre l’érosion due à l’hydrodynamisme. 6. La production d’oxygène par la posidonie, dans le cadre de la photosynthèse, contribue réellement à l’oxygénation du milieu, dans la mesure où du carbone est séquestré définitivement dans la matte. Quand ce n’est pas le cas, cette production d’oxygène est en effet provisoire : la minéralisation de la matière organique morte consomme la même quantité d’oxygène que celle produite par la photosynthèse. 7. La séquestration du carbone dans la matte contribue à atténuer les effets des rejets de dioxyde de carbone par l’Homme. 8. La posidonie fixe (dans la matte) les sédiments meubles et contribue à réduire la turbidité de l’eau, en empêchant leur re-suspension lors des tempêtes. Les herbiers de posidonie peuvent donc être qualifiés d’écosystème miracle.

Role_PosidoniaFig. 3. Rôle de l’herbier à Posidonia oceanica dans le fonctionnement des systèmes littoraux en Méditerranée. Figure originale (Charles F. Boudouresque).

La posidonie superstar

 Le GIS posidonie et la Stazione Zoologica di Napoli (Italie) ont organisé à Ischia (près de Naples), du 7 au 11 octobre 1985, le second séminaire international sur les herbiers de posidonies. Les actes ont été publiés en 1989 par le GIS Posidonie. Par la suite, l’intérêt pour les écosystèmes à magnoliophytes marines, dont font partie les herbiers de posidonies, est devenu tel que d’autres structures ont pris le relai. C’est le cas du RAC/SPA (Regional Activity Center on Specially Protected Areas, Tunis) pour ce qui concerne la Méditerranée.

 L’herbier à Posidonia oceanica est devenu le thème principal de recherche d’un grand nombre de laboratoires, autour de la Méditerranée. Ce sont des centaines de publications qui lui ont été consacrées depuis les années 1980s. Le rythme a tendance à s’accélérer. Dans les années 2000s, la moyenne est de presque une publication par semaine ! Cela traduit à la fois l’importance, largement reconnue, des herbiers et la complexité extraordinaire de l’écosystème.

 La posidonie est devenue une espèce protégée en France (1988). La communauté européenne a inscrit les herbiers a Posidonia oceanica dans l’annexe I de la Directive habitats de 1992. La posidonie a ensuite rejoint la liste des espèces protégées au niveau de l’Europe (convention de Berne) et de la Méditerranée (convention de Barcelone), en 1996. Dans le cadre de la Directive habitats, la posidonie constitue un élément majeur pour la désignation des zones ‘Natura 2000’ en mer. C’est le cas de la zone Natura 2000 du golfe d’Hyères, dont la gestion a été confiée au Parc national de Port-Cros.

 En simplifiant, on peut dire que l’aventure moderne de la posidonie est partie du Parc national de Port-Cros, puis est passée par le Ministère de l’environnement (Arrêté de protection) et par Bruxelles (Directive habitats). De là, inscrite dans l’annexe I, elle a servi de base à la désignation des zones Natura 2000 en Méditerranée, dont celle de Hyères dont le Parc national de Port-Cros est gestionnaire.

 C’est donc l’histoire d’un aller-rerour : de Port-Cros à Port-Cros, en passant par Bruxelles. La gestion des herbiers de posidonie est devenue un enjeu d’une telle importance que l’accord RAMOGE (Italie, Monaco et France) a perçu la nécessité d’un ouvrage consacré à sa gestion. Il est l’œuvre d’une quinzaine de spécialistes et a été publié en français (2006), italien (2008) et anglais (Boudouresque et al., 2012. Protection and conservation of Posidonia oceanica meadows. Ramoge, RAC/SPA, GIS Posidonie publ. : 1-202).

 Auteur : Charles-François Boudouresque

Retrouvez cette article dans l’ouvrage du GIS Posidonie “Plus de 30 ans au service de la protection et de la gestion du milieu marin“.