Les Cystoseira sont de grandes algues brunes pérennes qui, sous l’eau, sont l’équivalent des arbres sur terre. Des ‘arbres’ bien modestes qui ne dépassent pas quelques dizaines de centimètres de hauteur, mais qui constituent les ‘forêts’ sous-marines de Méditerranée. Ces forêts, bien que miniatures, s’organisent et fonctionnent comme les forêts terrestres, avec des formations jeunes et arbustives et des ‘forêts’ matures et denses parsemées de clairières. Sous les rameaux de Cystoseira, couverts d’épiphytes et de « lianes » algales, se développe un ‘sousbois’ d’espèces sciaphiles2, alors que des hordes d’animaux (petits invertébrés, juvéniles) s’affairent au milieu des frondaisons et sont la proie de grands prédateurs (poissons, crustacés, mollusques etc.) à l’affût ou en maraude.
Depuis la moitié du XXème siècle, les Cystoseira payent un lourd tribut au développement des pays méditerranéens. Elles régressent dramatiquement sur nos rivages, victimes directes ou indirectes des activités humaines. Recouvertes par les aménagements littoraux, arrachées par les engins de pêche et les ancres, empoisonnées par la pollution, dévorées par les oursins qui pullulent suite à la surpêche de leurs prédateurs, nos ‘forêts’ sous-marines disparaissent inexorablement. Contrairement à leurs soeurs terrestres, dont les incendies soulèvent l’émotion, et qui sont du reste en progression, à l’échelle de la Provence, nos forêts sous-marines disparaissent dans une relative indifférence. Sur les côtes provençales, les grandes ‘forêts’ de Cystoseira font déjà partie du passé. Les espèces de mi-profondeur ont disparu, celles de grande profondeur sont devenues rarissimes, seul subsiste près de la surface un fin liseré discontinu de Cystoseira amentacea.
Que pouvaient-être les paysages sous-marins de Provence avant que l’Homme y imprime sa marque ? De la surface jusqu’à plusieurs dizaines de mètres de profondeur, sur les rochers ensoleillés, d’immenses ‘forêts’ de Cystoseira et des herbiers florissants de posidonie devaient ondoyer à perte de vue sous une sarabande de poissons. Comment imaginer un tel spectacle lorsque l’on plonge aujourd’hui entre Banyuls et Menton? Comment faire machine arrière, corriger nos erreurs et retrouver le jardin d’Eden ? ‘C’est impossible’ me direz-vous.
Je répondrai ‘Détrompez-vous, il y a une solution car la DeLorean existe (salut Marty !), elle s’appelle ‘Scandola’. Une immersion dans cette Réserve naturelle de Corse et vous êtes catapultés dans des temps révolus, dans une Méditerranée encore vierge. Là, les fonds ont été miraculeusement épargnés comme si aménagement, pollution, pêche et navigation n’existaient pas encore. De vastes ‘forêts’ exubérantes de Cystoseira s’étendent à perte de vue (Fig. 1). Des bancs de poissons ‘nobles’ (corbs, daurades, dentis, mérous, pagres, sars, sérioles) de tailles respectables survolent les fonds, ou sont tapis, à l’affût, entre les ‘arbres’ Cystoseira (chapons, murènes, rascasses), à côté des langoustes, cigales et araignées de mer. Ce ‘voyage dans le temps’ je l’ai fait pour la première fois en 1975, quand, jeune étudiant du Professeur Boudouresque, j’ai fait ma première mission de terrain. C’était en février, autant dire que mon premier contact avec les ‘forêts’ de Cystoseira fut assez glacial (à l’époque les combinaisons de plongée étaient encore assez fines). Par la suite, grâce au Parc Naturel Régional de Corse, aux agents de la Réserve de Scandola et au GIS Posidonie, j’ai pu refaire ce fascinant ‘retour vers le passé’ à de multiples reprises. L’îlot des Orgues, Palazzu, Palazzinu, Gargalu, Garganellu…, à ces noms des flots d’images de ‘forêts’ de Cystoseira me reviennent à l’esprit.
La systématique des Cystoseira n’étant pas très aisée (c’est le moins qu’on puisse dire), pendant plusieurs années, je les ai côtoyées sans les regarder en détail, me limitant à identifier les espèces classiquement répertoriées en Corse. Jusqu’au jour où un très cher et éminent collègue catalan, le Dr. Enric Ballesteros et son équipe, ont débarqué à Scandola et ont attiré mon attention sur plusieurs espèces que je ne connaissais pas. Ce fut le point de départ de recherches passionnantes, qui nous ont conduits à plonger et à échantillonner partout à Scandola. Le matériel récolté fut étudié en détail, puis confronté aux grandes collections d’algues conservées au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris, au Naturhistorisches Museum de Wien en Autriche et à celles de l’Université de Catania en Sicile. Le résultat de ces recherches fut à la hauteur de nos efforts avec la découverte de trois espèces méditerranéennes de Cystoseira nouvelles pour la Corse et pour la France (Verlaque et al., 1999). C’était un peu comme découvrir trois espèces inconnues d’arbres dans la forêt située juste derrière chez vous. La première, Cystoseira usneoides, est une espèce atlantico-méditerranéenne qui n’était connue auparavant que des rives sud de la Méditerranée, de l’Espagne et d’Italie. Scandola est actuellement la seule localité française où l’espèce a été signalée. La seconde, Cystoseira funkii, était restée ignorée par la communauté scientifique depuis sa description, en 1976, du golfe de Naples. La dernière, Cystoseira jabukae, n’avait jamais été revue depuis sa découverte, dans les années 1950, à Jabuka, un petit îlot perdu au centre de l’Adriatique. Nos recherches ont permis de démontrer que toutes les signalisations méditerranéennes antérieures de cette espèce étaient erronées et correspondaient à Cystoseira funkii. Depuis, de nouvelles recherches ont permis de retrouver de très rares survivants de Cystoseira funkii et de Cystoseira jabukae sur le littoral provençal.
La découverte, encore de nos jours, de grandes algues pérennes inconnues sur nos rivages illustre le caractère encore très partiel de nos connaissances sur la flore et la faune de Méditerranée. Dans le contexte actuel d’appauvrissement rapide et général de la biodiversité, ce type de découverte illustre aussi l’urgence des inventaires systématiques. Les aires marines protégées (AMPs) comme Scandola jouent un rôle majeur dans la préservation et la reconstitution des stocks exploitables, mais elles sont aussi des conservatoires de la biodiversité, véritables sanctuaires de la Nature qui nous offrent l’opportunité d’enrichir nos connaissances et de faire avancer la Science. La Réserve Naturelle de Scandola, avec une quinzaine d’espèces et de variétés différentes de Cystoseira (soit près de la moitié des espèces et variétés recensées à ce jour en Méditerranée) prospérant de la surface jusqu’à près de 80 m de profondeur, en est une éclatante illustration (Fig. 2).
Ces sanctuaires naturels sont fragiles et exigent une attention de tous les instants, aussi seul un petit nombre de scientifiques ont eu la chance et l’immense privilège d’embarquer dans la ‘DeLorean’ Scandola et de retrouver la Méditerranée des origines, quasi-vierge de toute offense. Je vous souhaite d’avoir cette chance, vous ne serez pas déçus, des découvertes vous attendent à chaque plongée. Depuis 20 ans, les recherches conduites par le GIS Posidonie dans les aires marines protégées s’inscrivent dans cette démarche. Un dernier conseil pour les futurs voyageurs, préparez-vous au ‘retour vers le présent’, retrouver le XXIème siècle et ses nuisances est toujours très éprouvant !
Auteur : Marc Verlaque
Références
Verlaque M., Ballesteros E., Sala E. Garrabou J., 1999. New collection of Cystoseira jabukae (Cystoseiraceae, Fucophyceae) from Corsica (Mediterranean), with notes on the previously misunderstood species, C. funkii. Phycologia, 38 (2) : 77-86.