Tous les aménagements littoraux (ports, endigages, plages artificielles) sont concentrés sur les fonds de moins de 50 m (et plus particulièrement sur ceux de moins de 20 m). Sous ces aménagements, les peuplements (herbiers de posidonie, par exemple) sont détruits de façon irréversible, tout au moins à l’échelle humaine. Le pourcentage de la surface des petits fonds occupés par des aménagements littoraux est déjà considérable dans un certain nombre de régions de Méditerranée…

En Méditerranée, le plateau continental est généralement étroit, de telle sorte que les fonds de moins de 50 m ne représentent que 5% environ de sa surface. C’est vrai dans le Var, où le plateau continental est tout particulièrement réduit. L’essentiel de la vie végétale (et donc de la vie animale) se concentre sur ces petits fonds, les seuls où la lumière soit en quantité suffisante. Il faut donc se représenter la Méditerranée comme une oasis très étroite, longeant la côte et entourant de vastes zones aux fonds relativement pauvres, parfois plus pauvres que le Sahara.

Tous les aménagements littoraux (ports, endigages, plages artificielles) sont concentrés sur les fonds de moins de 50 m (et plus particulièrement sur ceux de moins de 20 m). Sous ces aménagements, les peuplements (herbiers de posidonie, par exemple) sont détruits de façon irréversible, tout au moins à l’échelle humaine. Le pourcentage de la surface des petits fonds occupés par des aménagements littoraux est déjà considérable dans un certain nombre de régions de Méditerranée, comme la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et la Ligurie italienne (Tableau I).

Tableau I : Pourcentage de la surface des petits fonds et pourcentage du linéaire côtier occupés par des aménagements littoraux en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (sans la Camargue) en 2001 (d’après MEINESZ et coll.).

Amenagement_littoral_tableauEn région Languedoc-Roussillon, il y a en moyenne un port tous les 7 km de côte ; ce chiffre tombe à 5 km en région PACA, et à 3 km si l’on considère le seul département des Alpes-Maritimes. Cette densité de ports est déjà considérable, déraisonnable. Or, la pression de la demande est énorme. En France, il y a près d’un million de bateaux de plaisance immatriculés, soit 5 fois plus que de places disponibles dans les ports. En outre, il y a presque autant de bateaux immatriculés en Allemagne, en Grande-Bretagne, etc. Quel plaisancier d’Europe du Nord ne rêve pas d’avoir un « anneau » sur la Côte d’Azur ? La demande est donc infinie, et je ne suis pas sûr qu’un port continu, de la Camargue à la frontière italienne, suffirait à l’assouvir !

L’impact d’un port sur les petits fonds ne se limite pas à son emprise. Un port constitue également une source de pollution, dont l’influence va bien au delà de la surface qu’il occupe. Les peintures anti-salissures des coques comportent des composés chimiques, certes moins toxiques qu’autrefois, qui diffusent dans l’eau. Les équipements des ports ou des bateaux ne permettent que rarement, en France, le transfert à terre des eaux usées. Celles-ci sont alors rejetées à la mer (normalement, en dehors des ports), et échappent au traitement dans des stations d’épuration. En été, la population qui vit et campe à bord des bateaux, dans les ports ou dans les mouillages forains, peut être considérable. Par analogie avec les villes flottantes de l’Asie du Sud-Est, on désigne sous le nom d' »effet Singapour » la pollution induite par ces sortes de campings, flottant sur leurs eaux usées et déchets divers. Un exemple de paradoxe est fourni par la baie de Port-Cros ; certains jours d’été, il peut y avoir jusqu’à 250 bateaux au mouillage, avec en moyenne 4 personnes à bord, soit un millier de personnes : cela représente le triple de la population estivale du village, dont les eaux usées, elles, sont récupérées et traitées dans une station d’épuration très performante.

Le développement économique de la Provence et de la Côte d’Azur est fortement lié au tourisme littoral : baignade, nautisme, plongée sous-marine. Les touristes ont besoin d’infrastructures (hôtels, campings, restaurants, discothèques, ports), mais ce n’est pas pour ces infrastructures qu’ils ont parcouru des centaines, parfois des milliers de kilomètres. La « trilogie SSS » (sea, sand and sun) reste nécessaire mais n’est plus suffisante. Les touristes recherchent également la qualité de l’eau, la qualité de l’environnement, la qualité des paysages, terrestres et sous-marins. Les plongeurs ne sont pas très attirés par des fonds de vase parsemés de bouteilles et de boîtes rouillées. Ils veulent voir des tombants coralligènes, des gorgones, des poissons variés, des couleurs. Les temps ont changé. Les touristes, tout au moins ceux qui en ont les moyens, et ils sont de plus en plus nombreux, peuvent aller ailleurs, loin, très loin. Les régions qui n’ont pas compris, ou qui ont compris trop tard, qu’il y avait un seuil, dans les aménagements littoraux, à ne pas dépasser, commencent à le payer cher : la pente du déclin semble impossible à remonter ; c’est ce que l’on appelle, de façon imagée, la « spirale de la clochardisation ».

Construire le « port de trop » peut rapporter sur le court terme (le temps de sa construction) à quelques entreprises de la région. D’autres gains peuvent bien sûr être considérés. Mais ses conséquences peuvent coûter très cher, et cela sur le long terme. Le problème est que ces coûts sont externalisés : ceux qui en paieront les conséquences, par exemple le déclin de l’économie liée au tourisme, ou la perte de valeurs d’usage, ne sont pas ceux qui auront touché le prix de sa construction. C’est la raison pour laquelle, tant qu’il restera quelques kilomètres de rivage vierge, il se trouvera toujours quelqu’un pour vendre un port de plus. Aux autres de bien analyser la balance entre les bénéfices éventuels (pour qui ?) et les coûts externalisés (pour qui ?).

Vincent Gravez et Charles-François Boudouresque
Texte publié dans Le Tropézien, n°30, (2001)