De la lecture à la plongée : un petit pas ‘géant’

« Bien loin dans la mer, l’eau est bleue…, pure comme le verre le plus transparent, mais si profonde…, il y croît des plantes et des arbres bizarres, et si souples que le moindre mouvement de l’eau les fait s’agiter comme s’ils étaient vivants… », ce monde mystérieux, fascinant, m’impressionnait, j’essayais de m’en imprégner. Je relisais le conte des dizaines de fois, je passais des heures à regarder la couverture de “la petite sirène” en rêvant, en essayant de dessiner ou de peindre des paysages sous-marins décrits par Andersen en 1835.

Les années passent et je me retrouve en octobre 1986 devant le choix de ma troisième année universitaire à Nice : je veux faire de la biologie et de l’écologie marines. Je me mets aussi à la recherche d’une école de plongée et quelques jours plus tard je fais mon ‘baptême’ dans la rade de Villefranche-sur-Mer. Tout ce matériel me fait peur mais je vais enfin découvrir le monde de la petite sirène et ce jour-là, je rencontre pour la première fois la posidonie. Il y a ce vert intense, à perte de vue : les champs de posidonies ! C’est un spectacle magnifique, d’abord le bleu tellement lointain, tellement profond, tellement ‘libre’, puis le bruit de notre respiration, qui résonne dans cette immensité, et autour : le silence. Je comprends ce jour-là, que tout ce que j’ai toujours essayé d’exprimer sur papier avec des crayons ou de la peinture, ne peut me satisfaire complètement. Je baigne enfin, comme la petite sirène, de tout mon corps dans ce monde mystérieux et féerique à quelques mètres sous la surface et je sais que la mer va devenir mon milieu favori de détente, de bien être, de travail, mon laboratoire d’expérimentation. Mon choix est fait. Pourtant mes enseignants me découragent de continuer dans cette voie.

De rencontre en rencontre vers l’expérimentation

Je poursuis pourtant mes études et j’apprends à plonger pendant mon temps libre. Au cours de cette troisième année, à l’occasion d’une sortie d’algologie, un de mes enseignants remarque un autocollant de plongée sous-marine sur ma voiture : c’est Alexandre Meinesz. A la rentrée universitaire suivante, je retourne le voir et lui demande si je peux participer, l’été suivant, à une de ses missions. Il accepte. J’ai eu le courage de frapper à la bonne porte et j’ai appris à plonger en toute sécurité. C’est le début de mon aventure avec Posidonia oceanica. Pendant cette mission mon chemin croise celui de Charles-François Boudouresque sans lequel je n’aurais pu intégrer la formation de Marseille. Un an plus tard, j’obtiens avec mention, mon D.E.A. d’Océanographie ! Durant cette année je fais plus ample connaissance avec les posidonies en mettant en place un grand nombre d’expériences de transplantations de boutures, qui aboutissent à l’élaboration de mon sujet de thèse.

De l’expérimentation au brevet d’invention, en passant par la publication

Lorsqu’en 1767, Carl von Linnaeus décrit cette plante sous le nom de Zostera oceanica, puis qu’en 1813 Alire Delile la transfère dans le genre Posidonia, créé quelques années auparavant du nom du Dieu grec de la Mer : Poséidon, ils ne se doutent pas qu’ils baptisent alors un des végétaux essentiels dans l’équilibre écologique de la mer Méditerranée. Ils ne savent pas non plus que ces plantes capables de bien des caprices peuvent offrir une vision sous-marine éblouissante : des champs à perte de vue, les ‘herbiers’. Mais ces herbiers subissent parfois de vastes régressions dues aux activités humaines (pollutions, ancrages, aménagements, etc. La recolonisation de milieux endommagés peut se faire par l’extension lente des herbiers en place situés aux alentours, par la fixation de boutures naturelles ou par le développement de graines. Le bouturage naturel est estimé à 3 boutures fixées/ha/an car les fragments de plante détachés sous l’action de l’hydrodynamisme, n’ont que de rares chances de pouvoir se fixer sur un sol favorable. La reproduction sexuée est rare et souvent autogame (interfécondation des organes mâles et femelles d’une même fleur). Les fruits se détachent, flottent à la surface et lorsqu’ils s’ouvrent à maturité, les graines libérées ne tombent pas souvent sur un substrat ou à une profondeur favorables permettant leur germination. Devant ce faible espoir que les herbiers puissent reconquérir seuls des zones anciennement endommagées et grâce aux connaissances acquises sur la biologie de la plante, sur l’architecture des herbiers, il est nécessaire de répondre à un besoin. Ainsi, nous testons pendant plus de quatre années, un grand nombre de paramètres pouvant agir sur la survie, la croissance et le développement de boutures transplantées in situ. L’objectif de nos travaux est de répondre à moyen puis à long terme à une question : face au recul généralisé des herbiers de posidonies, l’Homme peut-il intervenir pour régénérer des espaces sous-marins endommagés après avoir limité ou supprimé l’agent destructeur ? Des boutures sont alors récoltées dans des herbiers où la densité autorise un prélèvement, jouant même un rôle d’élagage. Elles sont transplantées dans des sites expérimentaux en Corse : près de la Réserve de Scandola, près des îles Lavezzi et dans les Alpes Maritimes : dans la baie de Cannes et la baie de Nice. Nous testons les profondeurs de récolte et de transplantation, les substrats, les morphologies des boutures, la longueur des boutures, les saisons favorables, les dispositions des boutures, les densités favorables.

Ainsi, la meilleure saison de transplantation pour la survie et le développement est le printemps pour les boutures plagiotropes (qui se développent horizontalement à la périphérie de l’herbier) avec un taux moyen de survie de 92% après 3 ans et l’automne pour les boutures orthotropes (qui se développent verticalement dans l’herbier) avec un taux de survie de 45%. Les boutures à morphologie plagiotrope donnent de meilleurs résultats (75% de survie) que les boutures à morphologie orthotrope (30-60% de survie), et, leur croissance est plus rapide. Les boutures plagiotropes portant entre 3 et 5 faisceaux foliaires survivent mieux et la longueur optimale du rhizome pour les boutures orthotropes est de 10 à 15 cm. Les boutures transplantées à une profondeur plus faible que leur profondeur de récolte donnent de meilleurs résultats que celles provenant d’herbiers superficiels et transplantées plus profond. Les boutures montrent un comportement grégaire, elles donnent de meilleurs résultats lorsqu’elles sont disposées avec un espacement n’excédant pas 5 cm. Si l’on prend en compte tous ces éléments, le taux de survie des boutures de posidonies peut être très bon et atteindre plus de 84% après 4 années. La recolonisation est toutefois lente, le nombre total de faisceaux foliaires change peu les deux premières années. La formation de nouvelles ramifications compense simplement la mortalité. Ce n’est qu’à partir de la troisième année qu’on observe un accroissement du nombre de faisceaux. Les boutures sont alors bien enracinées et amorcent la colonisation du milieu. Le substrat de transplantation a une importance lorsqu’on réalise la réimplantation, qui est la réintroduction de la plante dans une zone où elle a existé dans le passé et d’où elle a disparu du fait de l’action de l’Homme. Lorsqu’on veut simplement effectuer un renforcement des populations c’est-à-dire transplanter des boutures dans une zone où les effectifs sont trop faibles, le substrat a moins d’importance puisque l’espèce existe déjà dans cette zone. Dans ces différentes expériences, les boutures sont fixées soit sur des grillages en plastique, eux même fixés au sol par des piquets, soit elles sont fixées individuellement par des piquets métalliques. Dans un souci de respect de l’environnement, ces piquets sont retirés après l’enracinement des boutures. L’ensemble de ces travaux a donné lieu à de nombreuses publications scientifiques, à l’aboutissement de ma thèse de doctorat et a permis de mettre au point une véritable technique de transplantation de boutures de Posidonia oceanica. Ainsi, dans le but de contribuer à la protection de l’environnement marin et dans le souci de l’aboutissement d’un projet de recherche appliquée, cette technique a fait l’objet d’un brevet d’invention déposé à l’Institut National de la Propriété Industrielle par l’Université de Nice-Sophia Antipolis, le 15 septembre 1992.

Du brevet d’invention à la reforestation sous-marine : un parcours bien cadré

Les orientations techniques de ces recherches (maîtrise des techniques de plongée sous-marine, maîtrise du repérage visuel du matériel à récolter, maîtrise de la logistique et de l’efficacité des opérations, maîtrise de la biologie de la plante pour un suivi dans le temps in situ) peuvent trouver des applications pratiques puisqu’elles contribuent au rapprochement entre la science et le grand public. En effet, au cours de ces recherches nous faisons fréquemment appel à différents partenaires, dont le GIS Posidonie. Leur logistique, l’aide qu’ils apportent sur le terrain et au laboratoire ou leur compétence en information et prévention, permettent de faire connaître un peu mieux le milieu marin et la recherche scientifique qu’on peut y effectuer hors des laboratoires traditionnels. Ces aides sont précieuses et permettent la mise en place in situ de près de 6 000 boutures expérimentales.

Néanmoins, bien qu’ayant une technique brevetée à disposition et une volonté de valoriser le milieu, il reste difficile de vouloir passer à une reforestation massive du milieu marin, telle qu’elle est pratiquée dans le milieu continental. Une opération de transplantations de grande envergure présenterait un coût trop élevé par rapport à d’autres opérations de préservation de la qualité des milieux ou de restauration des écosystèmes littoraux.

De plus, il existe un risque : celui des ‘mesures compensatoires’ qui peuvent être utilisées comme un alibi permettant de poursuivre des aménagements littoraux destructeurs en donnant bonne conscience aux élus mais en trompant le public. Il est bien clair que la destruction d’un herbier de posidonies par recouvrement sous un ouvrage est irréversible car le biotope est définitivement détruit et aucune compensation ne peut rétablir l’équilibre initial.

Quoi qu’il en soit, en France, du fait de la protection légale de Posidonia oceanica, les opérations de transplantations, qui impliquent la récolte et le transport de boutures en épaves ou non, ne sont autorisées que sous réserve d’appliquer le « code de bonne conduite » établi par les scientifiques à la demande du Ministère de l’Environnement et par dérogation accordée par le même Ministère.

Ainsi, s’achève ma petite contribution à l’avancement des connaissances sur ces plantes dont parlait Andersen dans mon livre d’enfance, ces plantes rencontrées lors de ma première plongée et qui m’émerveillent encore autant à chacune de mes plongées actuelles.

Auteur : Heike Molenaar

Retrouvez cette article dans l’ouvrage du GIS Posidonie “Plus de 30 ans au service de la protection et de la gestion du milieu marin“.